Des lendemains incertains
J.-M. Nobre-Correia
Après une très longue crise à rebondissements, Libération se retrouve avec de nouveaux
actionnaires et une nouvelle-ancienne direction : des paris risqués…
Des
événements récents sont de nature à susciter des interrogations sur l’avenir du
quotidien Libération. Car le journal
se retrouve dans le giron de nouveaux actionnaires, tandis que des changements
se sont opérés à différents niveaux de la direction.
Plongé dans
une longue crise qui paraissait devoir à court terme condamner le journal, la
rédaction a eu une réaction absurde, voire archaïque, aux projets de relance de
l’actionnaire majoritaire de l’époque, Bruno Ledoux. Alors même que la
trésorerie du journal est déficitaire et que les ventes chutent
vertigineusement [1],
personne ne sait au juste comment sauver la presse écrite, comment la faire
redevenir rentable. Le projet de Ledoux, discutable, avait en tout cas le
mérite d’exister et de vouloir innover.
Les inconnues des nouveaux propriétaires
La rédaction
du journal aurait pu adopter une attitude critique positive, en interpellant les
auteurs du projet, cherchant à l’améliorer, à le reformuler. Pas du tout :
elle a préféré endosser les habits vieux de ce qui a été perçu comme un
soixante-huitardisme attardé. En entrainant dans une vague meurtrière la
démission d’un directeur contesté depuis sa nomination trois ans auparavant,
Nicolas Demorand, et d'un directeur de la rédaction, Fabrice Rousselot, entré en
fonctions depuis seulement quelques mois. Sans parvenir à avancer la moindre
proposition concrète pour assainir la situation financière du journal et rendre
possible sa relance…
C’est
finalement Ledoux lui-même qui a amené un nouvel actionnaire majoritaire au
journal en la personne de Patrick Drahi, un homme d’affaires franco-israélien, « résident
fiscal en Suisse ». Or, quoi qu’on en dise, la manière dont une rédaction
peut traiter l’actualité, la manière dont des journalistes peuvent exercer leur
métier, dépend toujours peu ou prou de qui contrôle le capital du média. Ne
fut-ce que parce que, tout naturellement, inconsciemment, les journalistes ont
tendance à intérioriser l’image d’un patron-censeur, scrutateur à la loupe du
travail de chacun, à qui il convient de ne pas déplaire, si l’on veut garder
son poste de travail. Et la marge de manœuvre des journalistes sera d’autant
plus réduite que la santé financière du journal est fragile, voire déficiente.
Or, avoir
comme principaux actionnaires des nouveaux venus dans le monde des affaires,
leur fortune suscitant d’ailleurs maintes questions, n’est vraiment pas très
rassurant. Les médias ne sont-ils pas pour eux de simples instruments
rentabilisables en termes sociaux, politiques et, finalement, d’affaires ?
Question d’autant plus pertinente que Ledoux et Drahi n’était pas connus comme
amateurs de média et information de qualité ou bien encore comme mécènes
culturels… On pourra craindre dès lors que le nouveau tandem cherche à faire
passer avant tout ses intérêts au détriment de ceux des rédacteurs et des
citoyens lecteurs.
Pourtant, l’apport
d’argent frais par Drahi a fait calmer les esprits échauffés au sein de la
rédaction. Et l’annonce de l’arrivée de Laurent Joffrin comme directeur a fait
le reste, amenant les journalistes à revenir à leur fonction première : produire
quotidiennement un journal de bonne tenue et intéressant, susceptible d’intéresser
les lecteurs habituels et, de préférence, de nouveaux lecteurs.
L’arrivée de
Joffrin a été une carte habile jouée par les nouveaux actionnaires. Venant d’un
passage plutôt tristounet à la tête du Nouvel
Observateur, Joffrin est en fait un ancien de Libération : il y a travaillé déjà à trois reprises, ayant assumé
la direction de la rédaction du journal les deux dernières fois. Lors de son
indispensable présentation à la rédaction, il a fait un exposé on ne peut plus
passe-partout, tombant volontiers dans une affirmation banale de principes,
sans idées vraiment innovatrices. Mais les journalistes (à Libération comme ailleurs) craignent par dessus tout les directeurs
inconnus, qui ont une renommée de fortes personnalités, innovateurs, préconisant
des changements quand ils sont manifestement nécessaires. Et, à cet égard,
Joffrin est parfaitement rassurant : en principe, il ne fera pas de vagues.
Donc la rédaction a approuvé majoritairement sa nomination.
Les inconnues des nouveaux directeurs
Du fait du
manque d’intérêt ou du manque de compétence de Joffrin en matière d’information
numérique, il s’appuiera sur un adjoint en la personne de Johan Hufnagel, lui
aussi un ancien de Libération et plus
particulièrement de son site, venu maintenant de Slate.fr. On reconnaît généralement les compétences de Hufnagel dans
le numérique, mais on remarque également que ce n’est pas un homme de plume :
on cherche désespérément des « papiers » signés de son nom ! Or,
un journal (en papier ou en numérique) est avant tout un média de l’écrit. Et,
au stade actuel, on imagine mal que, au cas où Joffrin prendrait sa retraite à
un âge « normal », que Hufnagel puisse lui succéder…
Autrement dit :
les nouveaux actionnaires de Libération
ont joué des cartes qui pourraient apporter l’apaisement au climat chroniquement
troublé au sein du journal. Mais, une fois cet apaisement confirmé, il faudra voir quel sera le degré d’intervention des nouveaux actionnaires dans le contenu
rédactionnel du journal. Et voir aussi quelle sera la capacité d’initiative des
nouveaux responsables dans les différents secteurs du journal (et, à cet égard,
la relance de Libéradio au début du
mois est de bon augure) et quels moyens (financiers, matériels et humains) seront
mis dans la relance du journal. Quitte à estimer dès à présent que les nouveaux
propriétaires du journal n’ont pas été très imaginatifs et encore moins courageux
dans le choix des nouveaux responsables de la rédaction…
[1] Selon l’OJD, en mai 2014, la diffusion payée en France était de 95 855
exemplaires, alors qu’en 2012 elle frôlait encore les 120 mille.