Des ententes aux lendemains incertains
J.-M. Nobre-Correia
Politique : Des
Européens attentifs à l’évolution des vies politiques des pays du continent et particulièrement
à celle du Portugal se demandent comment expliquer que la gauche soit parvenue
ici à des accords de gouvernement…
Partons d’un constat : les Européens qui s’intéressent à la
politique portugaise sont pour une large part ceux qui ont débarqué à Lisbonne en
1974-75. Ils voulaient alors observer et même vivre de près la Révolution des
Œillets [1]. Le plus
souvent, désenchantés, ils ne sont plus revenus et ont pris leurs distances à
l’égard du « jardin au bord de mer planté » [2]. Et,
quatre décennies plus tard, ils gardent comme souvenir ce qu’était la société
portugaise du milieu des années 1970…
Il faudra alors dire à ces Européens-là que le Portugal n’est plus
ce qu’il était. En 1974-75, quand on débarquait à Lisbonne on était surpris de
découvrir une société aux caractéristiques somme toute éloignées de celles des
autres sociétés d’Europe occidentale. Les gens ne s’habillaient pas de la même
façon, les habitudes de consommation étaient différentes et même en termes de
comportement dans la vie quotidienne la dissemblance était évidente, alors que
les infrastructures du pays étaient notoirement déficientes, voire médiocres. Le
Portugal se trouvait alors plutôt en voie de développement sur le plan
économique et quelque peu arriéré en termes socio-culturels…
Des mutations de fond
Aujourd’hui, au-delà des traits propres à l’identité culturelle
d’une société avec neuf siècles d’histoire, plus grand-chose ne distingue les
Portugais de ses voisins. Le réseau routier est un des plus performants d’Europe
et les technologies appliquées notamment aux péages, à la banque et à la
télévision ont quelques bonnes longueurs d’avance par rapport à celles de la
plupart des pays « occidentaux ». Si l’enseignement obligatoire n’était
que de quatre ans jusqu’en 1966 et de six jusqu’en 1986, il est aujourd’hui de
douze ans. Et s’il n’y avait que quatre universités publiques au Portugal à la
veille de la Révolution des Œillets, il y en a aujourd’hui 14 auxquelles sont
venus s’ajouter 15 instituts polytechniques publics [3], sans
parler des nombreux établissements d’enseignement supérieur privés inexistants
auparavant.
Par ailleurs, un Service national de Santé a été créé sur tout le
territoire national et permet à tous les individus d’accéder gratuitement à un
« médecin de famille » et à des soins médicaux, dans la pire des
hypothèses à des prix extrêmement réduits (malgré les coupes sèches effectuées
par les précédents gouvernements de droite). Enfin, les trois quarts des foyers
portugais sont aujourd’hui propriétaires de leurs logements, le parc immobilier
ayant été considérablement élargi et rénové.
Pour ce qui est de la vie politique, les très nombreuses formations
gauchistes existantes en 1974-75 ont plus ou moins disparu. Seul survit un MRPP
(Mouvement de Réorganisation du Parti du Prolétariat-Parti communiste des
Travailleurs portugais), malgré le fait qu’il ne soit jamais parvenu à aller
au-delà de 1,1 % des votes exprimés à des élections législatives. Ces dernières
semaines, il est toutefois tombé dans des procès internes de dénonciation de « traitrise »
et d’exclusion que l’on croyait d’un autre âge.
En revanche, une originalité de la scène politique portugaise est la
naissance du Bloc de Gauche (BE : Bloco de Esquerda), issu de la
convergence plutôt inédite en 1999-2000 d’une UDP (Union démocratique
populaire : marxiste léniniste), d’un PSR (Parti socialiste
révolutionnaire : trotskiste mandeliste) et d’un Política XXI (d’anciens
du Parti communiste portugais et du Mouvement démocratique portugais, dissout
en 1994), dans lequel s’est retrouvée la grande majorité de la gauche radicale.
Aux dernières élections législatives du 4 octobre, il a atteint les 10,2 % des
votes exprimés et est devenu le troisième plus important parti politique
portugais, après le PSD (Parti social démocrate) et le PS (Parti socialiste).
Ce Bloc de Gauche est avant tout un parti d’adhérents jeunes, au
niveau d’instruction élevé, résidant dans des grandes villes. Ses personnalités
les plus en évidence à l’heure actuelle ont un âge situé entre 29 et 42 ans. Et
quelques anciens leaders plus âgés sont des intellectuels brillants liés au
monde universitaire. Le BE reste cependant un parti peu implanté sur le
terrain, ne comptant à l’heure actuelle aucun bourgmestre (maire) et seulement
8 échevins (adjoints au maire) sur un total de 2086 que compte le pays.
D’autre part, alors que la plupart des partis communistes ont
disparu en Europe ou sont en voie de disparition, le PCP ne se porte pas trop
mal. Même s’il est toujours perçu à l’étranger et même en partie au Portugal
comme une vieille réminiscence d’un léniniste partisan du « socialisme
réel », surtout implanté auprès d’une population vieillie et peu
instruite. Pourtant, son implantation sociale n’est pas négligeable : 34
bourgmestres (sur un total de 308 que compte le pays) et 213 échevins (sur
2086), outre un poids évident au sein du principal syndicat, la CGTP
(Confédération générale des Travailleurs portugais). Ajoutons à cela, un
rajeunissement évident de ses cadres et plus particulièrement de son groupe
parlementaire, beaucoup de ses députés aux formations académiques poussées se
situant dans les tranches d’âges des 30-40 ans.
Autrement dit (et ce sont des points très importants) : au sein
du PCP et surtout du BE, les responsables qui n’ont pas connu la dictature
salazariste et les chemins douloureux de la résistance et de la clandestinité
sont très nombreux. En outre, le niveau d’instruction de ces jeunes est sans
commune mesure avec celui de l’ancienne génération de responsables, aujourd’hui
bien souvent en retrait de la vie politique ou décédés.
La radicalisation de la droite
Toutefois, c’est cette gauche formée par le BE et le PCP qui,
ensemble avec la droite du PSD et du CDS (Centre démocratique social), a provoqué
la chute du second gouvernement du socialiste José Sócrates [4], le 23
mars 2011. La gauche de la gauche voulait ainsi s’opposer aux mesures de
« rigueur » prévues par le quatrième PEC (Programme de stabilité et
croissance) concocté par le gouvernement avec les institutions européennes [5]. Tandis
que la droite voulait saisir l’opportunité pour, dans ce climat de « rigueur »
de plus en plus pesant, saisir la balle au bond du mécontentement, provoquer la
dissolution de l’Assemblée de la République, gagner les élections et accéder au
gouvernement.
Malgré des origines prétendument démocrates-chrétiennes du CDS et
sociales-démocrates du PSD, tous deux membres du PPE (Parti populaire européen),
l’identité sociologique et idéologique de ces deux partis n’obéit toujours pas
à des contours très précis, plus de 40 ans après le retour de la démocratie. En
revanche, on a assisté pendant les deux gouvernements présidés par Pedro Passos
Coelho [6], et
surtout le premier, à une radicalisation considérable de la pratique comme du
discours des principaux responsables des deux formations [7]. Des tournants
qui ont d’ailleurs suscité des critiques de la part de certains anciens hauts responsables
de ces partis.
Cette radicalisation s’est manifestée notamment dans les
privatisations à tour de bras du nombreuses institutions ou entreprises
publiques, livrées le plus souvent à des intérêts étrangers, voire même à des investisseurs
aux contours flous, notamment chinois. Mais aussi dans les coupes claires
effectuées dans les budgets d’institutions publiques et, en revanche, dans la générosité
manifestée en matière de subventions et facilités accordées à des entreprises
privées (notamment dans les domaines de l’assistance médicale et de
l’enseignement). Ou encore dans l’hostilité permanente affixée envers le texte
de la Constitution et le Tribunal constitutionnel, voire dans des pratiques
manifestement en violation de la législation en la matière : dernier acte
en date de cette nature, la privatisation de la compagnie aérienne nationale,
la TAP, le lendemain même de la chute du second gouvernement Passos Coelho,
malgré l’opposition manifestée depuis des mois à un tel projet par tous les
partis d’opposition.
Pendant les gouvernements Passos Coelho, la paupérisation de la
classe moyenne est devenue évidente et une partie des milieux les plus pauvres
est tombée dans une misère noire. Les inégalités sociales se sont accentuées et
pris des dimensions choquantes, alors que les revenus des milieux dirigeants
montaient de façon éclatante : jamais, par exemple, on n’a vendu autant de
voitures de luxe dans le pays ! L’avidité de la classe dirigeante devenait
de plus en plus manifeste, tout comme son manque de scrupules, sa pratique à
grande échelle de la corruption et de la fraude, des traits de caractère qui,
alliés à l’incompétence de certains de ses leaders, ont provoqué des faillites
ou des quasi-faillites de pas moins de quatre banques : BPN (Banque
portugaise d’affaires) en 2008, BPP (Banque privée portugaise) en 2010, BES
(Banque Espírito Santo) en 2014 et BANIF (Banque internationale de Funchal) en
2015.
Le sursaut de la gauche
Ces comportements de la droite gouvernementale et des milieux
dirigeants du secteur économique ont provoqué une radicalisation du mécontentement
de une bonne partie de la population. Et les formations de gauche ont compris
qu’il était urgent de procéder à un tournant de la vie politique, de mettre fin
à l’austérité, à une politique de dépossession des infrastructures économiques
et des leviers d’intervention dans la vie économique, de réduction de l’État et
du secteur public à leurs plus simples expressions, d’appauvrissement de la
majorité de la population, d’accroissement du chômage et d’explosion de
l’émigration vers l’étranger [8]. Qu’il
ne fallait dès lors pas que ce soient ces formations politiques de gauche à
faire la courte échelle à la droite et à la maintenir d’une façon ou d’une
autre au pouvoir.
Au lendemain des élections du 4 octobre, la conjonction de trois
facteurs a permis à la gauche de se retrouver 40 ans après la grande rupture
des années 1974-75 entre le PS, d’une part, le PCP et la gauche radicale (aujourd’hui
représentée para le BE), d’autre part. D’abord, la coalition PSD-CDS, bien qu’étant
la liste qui a recueilli le plus de votes, est restée minoritaire : 107 élus
sur les 230 que compte l’Assemblée de la République. Le PS s’est classé en
deuxième position (86 élus), bien loin de la majorité absolue qu’il espérait pour
pouvoir gouverner seul [9]. Et,
troisièmement, la Constitution ne permet pas la réalisation de nouvelles
élections dans les six premiers mois d’une nouvelle législature.
Voulant se trouver au gouvernement et ne pouvant pas accepter d’être
un partenaire en second de la coalition PSD-CDS ou même du seul PSD (une
alliance avec le seul CDS ne lui permettant pas de disposer d’une majorité au
parlement), le PS a été obligé de se tourner vers les formations à sa gauche.
D’autant plus que, en fin de campagne électorale, lors d’un débat entre leurs
deux leaders, le BE (19 élus) avait formulé trois conditions préalables pour
célébrer un accord avec le PS. Et que, aux premiers moments de la soirée
électorale, une fois connues les premières estimatives, le PCP (15 élus) avait
affirmé par la bouche de son secrétaire général que le PS se trouvait en
situation de former le gouvernement, à moins de ne pas le vouloir. L’ensemble
PS-BE-PCP-PEV (Parti écologiste les Verts, qui s’était présenté aux élections
en coalition avec le PCP : 2 sièges) disposait en effet d’une confortable
majorité de 122 sièges sur un total de 230 que compte l’Assemblée de la
République [10].
Quarante ans après le « mur de Berlin » qui s’est installé
entre le PS et les formations à sa gauche, un tournant majeur s’est opéré dans
vie politique portugaise : les partis de gauche se parlent et négocient
entre eux [11].
Ce qu’on appelait au Portugal « l’arc de gouvernement », voulant
signifier que le gouvernement ne pouvait théoriquement être formé que par le
CDS, le PSD ou le PS ou bien par un accord entre deux de ces partis, cessait
d’exister : tous les partis représentés au parlement sont désormais en
droit de faire partie du gouvernement. Il n’y a plus désormais des partis de
première et des partis de seconde, comme l’affirme le secrétaire général du PS
et futur premier ministre, António Costa.
Des interrogations pour l’avenir
Toutefois, contrairement à ce que beaucoup à gauche espéraient, les
quatre partis ne se sont jamais rencontrés ensemble et n'ont pas cherché à parvenir à un
accord unique. Les négociations ont eu lieu entre le PS et chacun des autres
partis, donnant lieu à trois accords bilatéraux entre le PS et chacun d’entre
eux. Car aussi bien le BE que le PCP ont refusé d’entrer au gouvernement. Même
si, ensuite, la gauche ensemble a élu un ancien leader du BE pour siéger au
Conseil d’État (où la gauche radicale n’avait jamais été représentée) et un
autre du PCP (qui en avait été écarté depuis dix ans) [12].
L’avenir du gouvernement du PS, constitué uniquement de
personnalités membres du parti ou proches de celui-ci, reste pourtant fragile.
D’autant plus que le BE se montre assez revendicatif et que PCP tient à
affirmer ses réserves et sa distance à l’égard d’un gouvernement qui n’est pas
le sien. Une première illustration de cette fragilité a été donnée lors du vote
le 23 décembre du « budget rectificatif » de l’État, où BE, PCP et
PEV ont voté contre, tout comme le CDS et le PAN, son approbation n’ayant été
possible que grâce au vote du PS et à l’abstention du PSD.
Cette fragilité et ces divisons sont également illustrées par les
candidatures à l’élection du président de la République dont le premier tour
aura lieu le 24 janvier et, au besoin, le second tour le 14 février. Un seul
candidat est issu de la droite, tandis (outre toute une série de candidats de
moindre importance) quatre candidats au moins se disputent les électeurs de la
gauche.
De l’issue de cette élection présidentielle et du sort du
gouvernement socialiste actuellement en place dépendra l’avenir de la gauche
portugaise. Et tout porte à croire que l’on pourrait assister à une
recomposition dont on ignore évidemment les contours qu’elle pourra
prendre : le PS parviendra-t-il à se maintenir comme principal formation de la
gauche ? Ou court-il le risque de perdre ses électeurs de centre-gauche au
profit du PSD et ceux de gauche en bénéfice du BE ? Le BE deviendra-t-il la
formation pivot entre un PS social-démocrate et un PCP indécrottablement
classique ? Le BE sera-t-il la future formation de gauche montante au détriment
du PS, sur sa droite, et du PCP, sur sa gauche ? À contre-courant des
partis frères européens, le PCP parviendra-t-il à se maintenir comme formation
politique la plus radicale avec une représentation parlementaire de poids ?
Et maintiendra-t-il son influence dans la principale confédération syndicale
portugaise ?…
Des réponses à ces d’interrogations et à bien
d’autres dépendront l’avenir de la gauche portugaise. Mais aussi, soyons-en
certains, l’avenir de la société portugaise…
[1] Voir à ce propos J.-M. Nobre-Correia, « Ce lointain parfum
d’œillets… », in Politique,
Bruxelles, n° 85, mai-juin 2014, pp. 18-19.
[2] Expression fort répandue tirée d’un poème de Fernando Pessoa.
[3] Si à l’origine, les instituts polytechniques étaient censés proposer
un type d’enseignement différent des universités, aujourd’hui la principale
différence est que les universités proposent un cycle d’études doctorales, ce
que les instituts polytechniques ne sont pas autorisés à faire.
[4] Le premier ministre José Sócrates a été à la tête d’un gouvernement socialiste
majoritaire du 12 mars 2005 au 26 octobre 2009 et, ensuite, d’un gouvernement socialiste
minoritaire du 26 octobre 2009 au 21 juin 2011.
[5] Voir à ce propos J.-M. Nobre-Correia, « Portugal : après
quarante ans, le grand tournant », in Politique,
Bruxelles, n° 93, janvier-février 2016, pp. 12-15.
[6] Le premier ministre Pedro Passos Coelho a été à la tête d’un
gouvernement PSD-CDS majoritaire du 21 juin 2011 au 30 octobre 2015 et,
ensuite, d’un gouvernement PSD-CDS minoritaire du 30 octobre 2015 au 26
novembre 2015.
[7] Voir à ce propos J.-M. Nobre-Correia, « Les incertitudes des
lendemains », in Notas de
Circunstância 2, 11 novembre 2015.
[8] Selon l’INE (Institut national de Statistique) : 100 978
personnes ont quitté le Portugal en 2011, 121 418 en 2012, 128 108 en 2013 et
134 624 en 2014. Cette nouvelle vague d’émigration se caractérise par la jeunesse
et la formation académique élevée de ceux qui ont quitté le pays. De tels
chiffres ont permis que le gouvernement de droite PSD-CDS affirme que le taux
de chômage avait diminué les derniers mois, « oubliant » de poids de
cette vague d’émigration dans la baisse du chômage…
[9] Voir à ce propos J.-M. Nobre-Correia, « Cette jouissance
éphémère… », in Notas de
Circunstância 2, 8 octobre 2015.
[10] Le nouveau parti Personnes Animaux Nature a élu un député à
l’Assemblée de la République.
[11] Des négociations au plan local ont eu lieu à diverses occasions entre
formations de gauche. Mais jamais de telles négociations n’avaient concerné le
gouvernement national.
[12] Le Conseil d’État est l’organe consultatif du président de la
République.