Médias et terrorisme : des noces barbares
J.-M. Nobre-Correia
Voici sept ans, en avril 2009, la bruxelloise Politique revue de débats
publiait ce texte dont je suis l'auteur et crois qu’il garde encore toute sa pertinence.
Tout dans l’évolution du
monde du journalisme est de nature à favoriser l’attrait pour l’actualité qui
concerne la violence, l’insécurité et l’intégrité physique des gens. Au risque
de renforcer une logique où l’information cède le pas à la propagande et aux
manœuvres de déstabilisation…
Longtemps, trois types de publications ont coexisté : celles qui
faisaient le compte rendu d’événements importants, celles qui traitaient de
faits divers, du mystère et du merveilleux, et celles enfin axées sur
l’expression d’opinions et le combat idéologique. Puis, plus tard, et surtout à
partir du XIXe siècle, quand la presse s’est industrialisée et qu’il a fallu
aller à la conquête d’un public plus large, les trois démarches ont cohabité au
sein des journaux « grand public ». Avant que l’opinion et le combat
idéologique en soient écartés, afin de ne pas heurter des susceptibilités, et
que l’on mette plus l’accent sur les sujets suscitant l’émotion, de façon à
toucher les milieux populaires.
Dans une telle conception de l’information, la primauté va être
accordée à ce qui se caractérise d’abord par l’« a-normalité », par
le côté « extra-ordinaire », autrement dit à ce qui constitue une
transgression à l’égard de la quotidienneté, une rupture par rapport au cours
des choses, au détriment donc du compte rendu serein des faits signifiants qui
sont advenus [1]. Une démarche de plus en plus exacerbée par la concurrence entre
journaux et qui s’étendra plus tard aux autres médias.
Cette façon de concevoir la « couverture » de l’actualité
n’échappera pas aux milieux dirigeants (surtout politiques) qui chercheront à
l’exploiter en proposant aux médias leur pitance d’actualité originale, plus ou
moins fracassante et émoustillante. Ce faisant, ces milieux dirigeants se
mettront en valeur auprès de la population et chercheront à renforcer des
stratégies de consolidation de leur pouvoir ou d’affaiblissement de celui de
leurs rivaux.
Les exclus entrent en scène
À force de se servir ainsi des médias, les milieux dirigeants ont donné
des idées à des groupes minoritaires ou exclus de nos sociétés, voire à des
individus qui s’estiment marginalisés, négligés ou victimes d’injustices. À cette
grande différence près : il faudra que leurs initiatives prennent un
caractère singulièrement original, inhabituel, de préférence violent, choquant,
dramatique [2]. Car c’est pratiquement le seul moyen pour que les médias leur prêtent
une oreille attentive…
Les exemples d’événements créés à l’intention des médias sont
légion : de la conférence de presse à la manifestation publique, en
passant par la déclaration plus ou moins retentissante. Disposant de plus de
moyens financiers et humains, les milieux dirigeants sont particulièrement
performants sur ce terrain : des agences de « communication
événementielle » déclenchent pour leur compte des opérations dont la
capacité de mobilisation des médias dépasse largement celle des initiatives non
professionnalisées de simples individus ou de petits groupes. Il faudra donc
que ces derniers passent à un stade supérieur de
« spectacularisation », en prenant des initiatives qui supposent une
certaine dose de violence [3], la dimension « spectaculaire » ayant pris toute son
importance quand la télévision est devenu le média d’information dominant.
Le plus souvent la violence a la menace pour corollaire. Menace envers
soi-même : si l’on ne satisfait mes revendications, je poursuivrai ma
grève de la faim, je me jetterai du haut de cette grue, je me tirerai une
balle, je m’immolerai par le feu… Ou, dans un registre toujours
« soft », relevant le plus souvent du « bluff », on prendra
d’autres individus en otage, en les privant momentanément de liberté : si
on ne répond pas de manière positive à mes demandes, je ne rendrai pas la
liberté à ceux que j’ai kidnappés, j’éliminerai ceux que je détiens… De telles
démarches ont le plus souvent pour origine une revendication personnelle (suite
à un licenciement, à un divorce difficile,…), parfois aussi des revendications
sociales, non explicitement politiques (suite à des licenciements massifs, à la
fermeture d’une entreprise, à une contestation étudiante,…).
Mais le souci d’attirer l’attention des médias peut également relever
d’une démarche plus explicitement politique. Une particularité semble néanmoins
constante : ce sont précisément des groupes dont l’enracinement populaire
fait défaut et dont les initiatives à caractère légal passent plutôt inaperçues
qui ont recours à de tels procédés [4]. Leurs gestes de violence obéissent d’habitude à trois types de
démarches : répandre largement leurs principes doctrinaux et leurs
analyses d’une situation ; exiger une prise de position ou décision de la
part des autorités ; déstabiliser et discréditer une institution ou
appareil d’État. Ce qui suppose la mise en place d’un véritable « plan
médias » d’accompagnement : annonce de la prise d’otage aux médias,
envoi de communiqué avec les revendications des auteurs, communication de photos,
d’enregistrement vidéo et plus rarement d’enregistrement de son pour confirmer
la détention de l’otage et la gravité de la situation de ce dernier.
Un éventail de registres
Plusieurs exemples, plus ou moins célèbres, ont mis en évidence un
crescendo dans la démarche à l’égard des médias. Ainsi, le 20 février 1981,
l’ETA a enlevé les consuls d’Autriche, du Salvador et d’Uruguay pour faire braquer
les projecteurs de l’actualité sur le Pays basque espagnol. Mais
l’organisation nationaliste a été prise à son propre piège : un nouvel
événement (la tentative de coup d'État du 23 février à Madrid) détournera les
attentions des médias et l’ETA n’a pu que relâcher ses otages.
Mais dans cette même perspective de pure d’utilisation des médias comme
véhicules d’un message, les « otages idéaux » sont les journalistes,
l’esprit de clan faisant attribuer à l’enlèvement d’un confrère une attention
tout spéciale, voire quotidienne, avec, au besoin, l’énumération du nombre de
jours de sa détention. Le cas récent de Florence Aubenas [5], et celui un peu plus ancien de Christian Chesnot [6] et Georges Malbrunot [7] ont à cet égard été particulièrement parlants.
L’assassinant de Lord Mountbatten (oncle du mari de la reine
d’Angleterre et dernier vice-roi de l’Inde), le 27 août 1979, relevait d’une
stratégie semblable, bien que plus tragique [8] : des responsables de l’IRA ont clairement déclaré alors que le
choix d’une personnalité connue dans le monde entier avait eu pour seul but
d’attirer une fois de plus l’attention des médias internationaux sur la
situation en Irlande du Nord [9].
Dans les cas précédents, le « plan médias » a chaque fois été
mis en application après le déclenchement de l’opération violente. Mais il
peut, au contraire, la précéder : le 25 novembre 1999, à 10h40, au téléphone,
une voix annonce au rédacteur en chef de France
3 Corse : « nous avons placé des bombes [dans quatre bâtiments
publics]. Elles exploseront dans 25 minutes ». À 11h23, la déflagration a
lieu dans un de ces bâtiments. Une équipe de France 3 filme la scène. « À 11h40, les deux journalistes
foncent à leur station, les images en boîte. […] À 12h26, les images [d'un des
bâtiments] en feu atterrissent à la rédaction de France 3 national, qui les diffuse aussitôt dans son journal, de
12-13. À 12h30, le scoop de France 3
Corse arrive dans toutes les rédactions des chaînes françaises […]. LCI passe et repasse l'explosion. TF 1 et France 2 en font de même dans leur JT de 13 h. ». Avant que
les rédactions ne prennent conscience d’avoir été utilisées et ne décident de
ne plus diffuser les images [10].
L’enlèvement d’Aldo Moro relève, lui, d’une démarche poussée beaucoup
plus loin. Pris en otage le 16 mars 1978, le corps sans vie de l’ancien Premier
ministre italien et président du principal parti politique du pays a été retrouvé
le 9 mai [11]. Huit semaines de captivité pendant lesquelles les Brigades rouges ont
adressé une série de communiqués aux médias, déclenchant la publication
d’éditions spéciales et une violente altercation entre rédactions sur
l’attitude à adopter face à de tels communiqués : les publier ou ne pas
les publier ? Car, cette fois-ci, les médias ont été utilisés comme arme,
comme agent de déstabilisation de la société italienne, de sa police et de ses
partis politiques, comme instrument de désagrégation de l’appareil d'État, en
cherchant à le contraindre à céder aux exigences des Brigades rouges. Et, dans
tous les cas, aux yeux de celles-ci, le refus des médias de publier leurs communiqués
prouvait la nature censoriale d’un État faussement démocratique et libéral [12].
Concurrence et frénésie
Une constatation saute aux yeux : le plus souvent, de telles
opérations n’ont été conçues qu’en fonction de la couverture que les médias
leur accorderaient. Parfois même, elles n’auraient tout simplement pas été
déclenchées si les médias n’avaient pas accouru à l’invitation des
organisateurs qui leur avaient fait miroiter une « exclusivité ». Or,
face à une telle perspective, peu de journalistes osent rejeter les invitations
et se tenir à distance de telles pratiques. Car, depuis le XIXe siècle,
l’histoire de l’information journalistique est marquée du sceau de la
concurrence face aux « confrères ». Une concurrence qui s’est
particulièrement accentuée avec la démonopolisation du secteur audiovisuel,
dans les années 1970-80, et la pratique chaque fois plus importante de
l’information en temps réel, qui a pris une ampleur inconnue auparavant avec
l’arrivée d’internet dans le champ médiatique, dans les années 1990-2000.
Le but de ce sens effréné de la concurrence est évident : vendre
un maximum d’exemplaires du journal, élargir le plus possible l’audience de la
radio ou de la télévision. Or, tout ce qui est de nature à affecter notre
sécurité, celle des nôtres, de ceux qui nous sont proches ou qui font partie du
milieu auquel nous appartenons, constitue un des tout premiers centres
d’intérêt des gens en matière d’information. Et ce qui relève de la violence
publique et plus généralement du terrorisme, avec son cortège de menaces et de
brutalités, constitue une actualité majeure aux yeux des médias.
Outre l’omniprésence du sens de la concurrence, une autre
caractéristique domine l’histoire des médias : un obsédant sens de
l’indispensable et inévitable course contre la montre chez ceux qui pratiquent
le journalisme quotidien et doivent impérativement respecter des délais de
« bouclage » fort stricts. Parce que les rotatives et les horaires
des journaux parlés ou télévisés ne peuvent pas attendre, au risque de voir
lecteurs, auditeurs ou spectateurs se tourner vers les concurrents. Ce qui
provoque un stress qui grandit à l’approche du couperet horaire et impose des
courses frénétiques au sein des rédactions, avec les indispensables décharges
d’adrénaline qu’elles impliquent…
Ces courses frénétiques font pourtant les délices de la plupart des
journalistes du quotidien, le journalisme de périodique, de
« magazine », relevant à leurs yeux d’une démarche plutôt
« littéraire » et « intellectualisante », même si les
contraintes horaires y sont aussi présentes ! Quitte à ce que de telles cavalcades
interdisent bien souvent de prendre le souhaitable recul par rapport à
l’actualité et d’exercer le non moins souhaitable sens critique face aux
événements.
L’instant et la mémoire
Face aux critiques de plus en plus acerbes dont ils font l’objet, les
journalistes cherchent à se dédouaner en parlant de leur devoir d’informer et
du droit du public à l’information. Encore faudrait-il s’entendre sur ce que
veut dire information et en quoi consiste le métier de journaliste.
Certes, on ne peut pas contester le fait que les actes d’initiative
personnelle ou groupusculaire qui mettent en risque la sécurité et l’intégrité
physique des personnes relèvent clairement du champ d’action du journalisme, du
devoir d’informer et du droit à l’information. La question qui se pose
néanmoins est celle de savoir combien de ces actes sont réellement de nature à
avoir des répercussions sur la vie quotidienne des citoyens ? Et celle,
somme toute essentielle, de savoir si bien de ces actes ne doivent leur
existence même au seul écho, à la seule surexposition que ses auteurs
escomptent trouver auprès des médias ?
Beaucoup de journalistes se posent ces questions et ont conscience que
ces noces barbares que les partisans de la violence comme méthode de
revendication ou d’action politique sont parvenus à sceller avec les médias ne
peuvent qu’être néfastes pour l’avenir des sociétés démocratiques. Et que
l’importance accordée aux « stratégies de communication » des
apologistes de la terreur relève, tout compte fait, d’une cécité coupable des
médias. Mais le journalisme est bien trop souvent un métier de l’immédiat, de
l’instant, un métier dépourvu de mémoire. Et entre une éthique de la retenue et
la course aux exclusivités les plus fracassantes et vendables, les médias
oublient bien trop souvent leurs beaux principes et leurs bonnes intentions…
[1] A. du Roy, Le Serment de
Théophraste, Paris, Flammarion, 1992, pp. 193-194.
[2] F.-H. de Virieu, La Médiacratie,
Paris, Flammarion, 1990, p. 280 ; A. du Roy, La Mort de l’information, Paris, Stock, 2007, p. 207.
[3] G. Bechelloni, « Terrorismo, giovani, mass media », in Problemi dell’informazione, Bologne,
vol. 2, n° 3, 1977, p. 307 ; J. Ferniot, Ça suffit !, Paris, Grasset, 1973, p. 38 ; R. Lasserre et
D. Muzet, « La Violence, moyen d’information », in Communications, Sankt Augustin, vol. 2,
n° 2, 1976, p. 253.
[4] Gilles Kepel in Le Monde,
Paris, 11 septembre 2004, p. IV (Dossier).
[5] À l’époque journaliste à Libération.
[6] À l’époque pigiste à Radio France et à RFI.
[7] À l’époque journaliste indépendant pour Le Figaro, Ouest-France, RTL radio et la RTBF.
[8] Louis Mountbatten et trois de ses proches ont été tués, sur les côtes
d’Irlande, dans l’explosion de son bateau, piégé par l’IRA.
[9] Le Matin de Paris, Paris, 31
août 1979, p. 8.
[10] Libération, Paris, 26
novembre 1999, p. 2.
[11] M. Wieviorka et D. Volton, Terrorisme
à la une, Paris, Seuil, 1987, pp. 27-32.
[12] U. Eco, « Una colossale conferenza stampa », in Prima Comunicazione, Milan, n° 55, 1978,
pp. 41-46 ; G. Bechelloni, « Il Colpe di Stato in diretta », in Problemi della’informazione, Bologne,
vol. 3, n° 1, 1978, pp. 3-19.
Texte publié dans Politique revue de débats, Bruxelles, n° 59, avril 2009, pp. 33-35.
Texte publié dans Politique revue de débats, Bruxelles, n° 59, avril 2009, pp. 33-35.