Une expérience inédite
J.-M. Nobre-Correia
À l’extrémité la plus occidentale de l’Europe, au
Portugal, se déroule depuis presque deux ans une expérience de majorité
parlementaire et de gouvernement de gauche. Un cas rare auquel pourtant on s’intéresse
peu, obnubilés que nous sommes par les tribulations de Syriza en Grèce, de
Podemos en Espagne ou de la France insoumise dans l’Hexagone…
Tout porte à croire que la pertinence de l’actualité est fonction de
la dimension du pays où elle se déroule. C’est manifestement le cas pour ce qui
est des critères journalistiques. Mais c’est aussi le cas dans les milieux
politiques. À moins d’une rupture radicale qui puisse laisser présager un
« grand soir » avec des « lendemains qui chantent », car
alors l’intérêt augmente grandement : ce fut le cas du Portugal et de sa
« Révolution des œillets » en 1974-75 [1]…
Or, de nos jours, sur les rives du Tage, aucun « grand
soir » ne paraît s’annoncer. D’où l’intérêt des médias et des politiques
européens pour ce qui se passe plutôt en Espagne et les « lendemains qui
chantent » annoncés régulièrement par Podemos. Alors que, tout en sachant
relativiser les choses, l’organisation sœur au Portugal existe depuis 1999, le
Bloco de Esquerda (Bloc de Gauche, BE) étant même la troisième force politique
au parlement. D’autres préfèrent se tourner du côté de la Grande-Bretagne et
vers le relatif succès récent du Labour que d’aucuns attribuent à son retour
aux « fondamentaux ». Mais, est-ce qu’au Portugal le Bloco de Esquerda
et surtout le Partido Comunista Português (PCP) ne sont-ils pas restés fidèles
à ces « fondamentaux »-là ?…
LA CONJONCTION DE TROIS FACTEURS
Bref : médias et politiques ont recours à des loupes aux
graduations différentes pour expliquer leurs enthousiasmes pour les situations
politiques de pays différents et des formations politiques de ces pays. Même
si, la différence majeure avec tous ces pays-là est que, au Portugal, la gauche
est au pouvoir depuis bientôt deux ans !
Certes, on dira qu’à l’extrémité la plus occidentale de l’Europe, la
gauche est dans une situation plutôt équivoque. Que le modèle politique adopté
n’est pas vraiment le plus enviable, avec un gouvernement du seul Partido
Socialista (PS). Mais combien d’autres pays de
l’Union européenne ont-ils une majorité parlementaire de gauche au pouvoir avec
des succès économiques et sociaux incontestables ? Sans oublier que,
depuis lors, la gauche progresse continuellement dans les sondages au point de,
théoriquement, détenir désormais une majorité absolue à l’Assemblée de la
République, au cas où les élections législatives auraient lieu ces
temps-ci : en janvier 2016, un mois après l’entrée en fonction du
gouvernement d’António Costa, la gauche pesait 50,9 % dans les intentions de
vote et la droite 39,8 % ; un an et demi après, à la mi-juin 2017, ces
valeurs atteignaient 61,2 % et 29,2 % respectivement [2].
Il est vrai que cette approche optimiste de la situation politique
portugaise doit être fortement nuancée sur certains points. Et tout d’abord par
le fait que, malgré quatre années d’opposition sous une législature où la
droite du Partido Social Democrata (PSD) et du Centro Democrático Social (CDS) [3] a pratiqué une « politique
d’austérité » bien plus sévère que celle qui lui était imposée par la
troïka [4], le PS, principale force
d’opposition, n’est pas parvenu à sortir gagnant des élections législatives
d’octobre 2011. Ce qui a amené le président de la République d’alors, un
personnage profondément hargneux et culturellement fort limité, à quelques
semaines de quitter ses fonctions, à inviter la coalition PSD-CDS à constituer
un gouvernement minoritaire. Coalition immédiatement mise en échec au
parlement, ouvrant ainsi les portes à la formation d’une majorité de gauche (et
pas exclusivement PS sur le plan parlementaire), pour la première fois depuis
que la Constitution de 1976 est entrée en vigueur.
En fait, l’actuelle majorité parlementaire est le fruit de trois
principaux facteurs. D’abord, le PS n’est pas parvenu à gagner à lui seul la
majorité absolue ni même à se classer comme premier parti en termes électoraux,
se plaçant derrière le PSD. Ensuite, le fait que le BE et le PCP aient gardé un
amer souvenir de leur « tacticisme » en mars 2011, quand ils conclurent
une « alliance objective » avec la droite pour faire tomber le
gouvernement socialiste minoritaire de José Sócrates, faisant ainsi place nette
à un gouvernement de droite PSD-CDS. Enfin, troisième facteur, le gouvernement
de droite a pratiqué une invraisemblable politique de la terre brûlée, augmentant
taxes et impôts, diminuant salaires, pensions et pouvoir d’achat, provoquant
une hausse substantielle du chômage, de la pauvreté et de l’émigration (surtout
de jeunes avec une formation universitaire), décapitant diverses grandes
entreprises publiques et privées passées sous contrôle d’intérêts étrangers
(bien souvent à coûts dérisoires) [5].
L’HOSTILITÉ DE LA DROITE ET DE
LA TROÏKA
Une fois connus les résultats des élections législatives d’octobre
2015, très rapidement, et à la grande surprise de la plupart des observateurs,
aussi bien le PCP que le BE ont invité le PS à constituer un gouvernement
minoritaire qu’ils pourraient appuyer au parlement : c’était la seule
sortie honorable possible pour António Costa, secrétaire général du PS.
D’autant plus plausible que Costa, ancien maire de Lisbonne, avait entretenu des
rapports cordiaux avec ces autres formations de gauche. Ajoutons-y un petit
détail privé : sa mère, journaliste, est encore aujourd’hui militante
socialiste, son père, écrivain, est resté militant communiste jusqu’à sa mort…
De longues négociations commencèrent alors entre les délégations du
PS, du PCP, du BE et du Partido Ecologista os Verdes (toujours allié au PCP
dans la Coligação Democrática Unitária à l’occasion des élections [6]). Des négociations étrangement
menées séparément entre le PS et chacun des trois autres partis, donnant lieu à
des signatures finales séparées sur trois documents différents.
Très rapidement, la droite s’est mise à proclamer que le nouveau
gouvernement ne tiendrait pas et serait inévitablement de courte durée. Le
leader du PSD, Pedro Passos Coelho, s’est mis à annoncer régulièrement la
prochaine crise et même « l’arrivée du diable » (sic) pour la rentrée de septembre 2016 ! Les médias grand
public, fort marqués à droite, sont bien souvent tombés dans l’incrédulité,
voire dans la dérision, annonçant régulièrement des tensions à l’intérieur du
PS et offrant volontiers des tribunes aux contestataires favorables à une
entente du « centrão » (grand centre), c’est-à-dire : du PSD
avec le PS. Et il va sans dire que, en outre, les médias se sont mis
régulièrement à voir, un peu partout, des signes annonciateurs de crises entre
les partis de la majorité, des signes provenant des syndicats, des hôpitaux
publics, des écoles publiques, des institutions européennes, des agences de
notations,…
Pourtant, peu à peu, la majorité de gauche donnait des signes de
volonté de tenir toute la législature. Et, malgré des tensions et négociations
régulières, l’appui parlementaire au gouvernement socialiste a globalement
tenu. Il a ainsi permis à Costa et à ses ministres de mener une politique à
contre-courant de celle imposée par la « troïka ». Une
« troïka » qui affirmait mordicus qu’il n’y avait pas d’alternative à
l’austérité et qu’il fallait dès lors se soumettre et respecter strictement ses
consignes.
Victime des sarcasmes du ministre allemand des Finances, Wolfgang
Schäuble, du président néerlandais de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem [7], et du vice-président letton de
la Commission européenne, Valdis Dombrovskis, avec cette condescendance
habituelle qu’ont les Européens du Nord pour ceux du Sud, le ministre portugais
des Finances, Mário Centeno, a dû se battre durant de longs mois avant de
démontrer que les options politiques de son gouvernement donnaient de bons
résultats et même d’excellents résultats. Au point que, une quinzaine de mois
plus tard, il sera officieusement approché à diverses reprises pour reprendre
le poste de président de l’Eurogroupe, Dijsselbloem devant quitter le poste dès
la constitution d’une nouvelle coalition gouvernementale au Pays-Bas !
LES ÉCONOMISTES DE BRUXELLES EN
ÉCHEC
Le fait est que, après la politique d’austérité désastreuse du
gouvernement PSD-CDS, la situation économique portugaise va mieux, grâce aux
options prises par le gouvernement du PS. Grâce à une baisse de la charge
fiscale directe, une baisse de la TVA (notamment dans la restauration, de 23 à
13 %), une hausse du salaire minimum (à deux reprises : à 530 euros
d’abord et à 557 un an plus tard), un retour de diverses aides sociales (avec
notamment la restitution des valeurs de 2010 pour les personnes âgées), une actualisation
des pensions et une réduction progressive des statuts professionnels précaires.
Avec des conséquences qui ont en tout contredit les grands
« analystes » néo-libéraux de Bruxelles : croissance économique,
baisse du chômage, augmentation des postes de travail, baisse du déficit
budgétaire, augmentation des exportations et balance commerciale avec
l’étranger positive, l’investissement lui-même donnant finalement des signes de
reprise.
D’aucuns diront que des facteurs externes expliquent par certains côtés
ces retombées positives sur l’économie portugaise, notamment la croissance
économique que l’on observe dans l’Union européenne et plus particulièrement
dans l’Espagne voisine, principal partenaire commercial du Portugal. Et aussi
que le climat de forte insécurité qui règne sur le Nord de l’Afrique et le
Proche Orient explique grandement l’énorme croissance de l’afflux de touristes sur
les rives les plus occidentales de l’Europe.
Quoi qu’il en soit, le 25 mai dernier, le Portugal est sorti
formellement de la Procédure pour Déficit excessif (PDE) qui lui avait été
imposée par la Commission européenne en 2009. Le gouvernement appuyé par la
majorité de gauche atteint les meilleurs résultats budgétaires des 42 ans de
démocratie, proposant même le remboursement anticipé de 10 milliards d’euros au
FMI [8]. Alors que l’inénarrable
Schäuble, ferme soutien du gouvernement PSD-CDS qui, selon lui, se trouvait
« sur le bon chemin », tout en se disant préoccupé (en juin 2016 et encore
en mars 2017 !) avec l’éventualité de voir le gouvernement PS (appuyé par
des bloquistes et des communistes) devoir demander un deuxième sauvetage financier…
Il a dû cependant reconnaître la réalité des faits lors de la réunion des
ministres des Finances de l’Eurogroupe de la mi-juin : un déficit
budgétaire de 3 % du PIB en 2015, de 2 % en 2016 et une prévision de 1,5 % en
2017 ; une croissance économique de 0,9 % en 2014, de 1,6 % en 2015, de
1,4 % en 2016 et une prévision de 1,8 % en 2017 (l’Institut national de
statistique évoquant même un possible 2,5 %). Et le même Schäuble de déclarer
que Centeno était, somme toute, le Cristiano Ronaldo de la finance !…
UN CLIMAT SOCIAL FORTEMENT APAISÉ
Certes, la dette publique reste très élevée : 130 % du PIB.
Mais tout porte à croire que le climat économique est devenu positif et a le
vent en poupe, tandis que le climat social connaît une manifeste accalmie que
la droite, fort râleuse, attribue à une prétendue connivence des syndicats avec
les partis de gauche (et plus particulièrement du plus important, la CGTP,
Confédération générale des Travailleurs portugais, où le poids du PCP est historiquement
notoire, mais aussi de l’UGT, Union générale des Travailleurs, où l’influence
est partagée entre PS et PSD). En fait, cette accalmie s’explique un peu parce
que le taux de chômage qui était de 12,5 % en mai 2011, à la veille de l’entrée
en fonction du gouvernement PSD-CDS, et que celui-ci avait fait monter jusqu’à
17,5 % en janvier 2013, était encore de 12,2 % en novembre 2015 (grâce
notamment au départ de centaines de milliers de jeunes vers l’étranger). Il
était en mars dernier de 9,8 %, la valeur la plus basse depuis 2009, avec une chute depuis mars 2016 qui était la plus élevée des pays de la zone euro.
Ce climat social particulièrement serein est également fortement
favorisé, à la très grande surprise de la majorité de l’opinion publique de
gauche, par le nouveau président de la République, Marcelo Rebelo de Sousa, élu
en janvier 2016 et entré en fonction dès mars. Homme de droite, ancien
président du PSD, Rebelo de Sousa est aussi un ancien professeur universitaire de
droit constitutionnel, soucieux des formes. En outre, il n’est pas vraiment un
admirateur de l’homme politique Passos Coelho, qui avait plutôt cherché à lui
mettre des bâtons dans les roues à l’approche des dernières élections
présidentielles. La chute brutale de Passos Coelho auprès de l’opinion publique,
mise en évidence par les sondages, ne fait que conforter l’opinion du président
à son sujet…
À gauche, et surtout au sein de la gauche radicale, des voix se
lèvent demandant que l’action du gouvernement soit plus clairement réformatrice
et sociale. Car beaucoup de décisions concernant de grandes institutions
publiques (au niveau des diverses entités de régulation, comme de la banque
publique, par exemple) continuent à être prises en concertation du PS avec le
PSD, dans la mesure même où beaucoup supposent constitutionnellement une
approbation par un vote à l’Assemblée de la République d’une majorité spéciale
de deux tiers. Sans que BE, PCP et PEV aient réellement leur mot à dire, mais
sans qu’ils s’opposent aussi ouvertement à de telles façons de procéder.
Pourtant, dans une attitude décidée mais prudente, le gouvernement a
marqué quelques avancées sociales avec l’accord de toute la gauche (mais aussi
du PAN, Pessoas Animais Natureza, qui compte un seul député). En promulguant
une loi sur l’adoption par des couples du même sexe (malgré le veto initial de
l’ancien président de la République), en baissant la durée du temps
hebdomadaire de travail dans la fonction publique à 35 heures, en faisant des
animaux « des êtres vivants dotés de sensibilité » et non plus des
choses (mesure d’ailleurs adoptée à l’unanimité par l’Assemblée de la
République).
Pour ce qui est du secteur toujours sensible de l’enseignement,
malgré une forte hostilité de la droite (et une manifeste instrumentalisation
de l’Église catholique), la gauche a mis un point d’arrêt à l’expansion de
l’enseignement privé subsidié par l’État : désormais, seules les écoles
privées existantes dans des lieux d’où l’école publique est absente seront
encore subsidiés par des fonds publics. On cherche ainsi à mettre fin à un
fossé social de plus en plus évident entre écoles privées pour élèves sélectionnés
de milieux plutôt favorisés et écoles publiques ouvertes à tous, y compris aux
élèves issus des milieux défavorisés. Et il faut y ajouter encore le fait que
dorénavant les livres scolaires sont gratuits pour 370 mille élèves qui entrent
en 1ère année.
D’autres revendications de la gauche plus radicale consistent à
faire que le gouvernement puisse procéder à des investissements publics plus
importants (et actuellement fort réduits, conséquence de la dette publique qui
reste à payer) de manière à favoriser l’enseignement et l’assistance médicale,
mais aussi à augmenter le salaire minimum et le niveau des pensions, de manière
à réduire les poches de pauvreté existantes. Plus largement se pose également
le problème de accès de mandataires des trois autres partis partenaires de la
majorité parlementaire aux institutions publiques dont ils sont quasiment
absents, exception faite du Conseil d’État (organe consultatif du Président de
la République) où le PCP a fait son retour avec un représentant et où le BE a
pu désigner pour la première fois un des siens.
ÊTRE OU NE PAS ÊTRE AU
GOUVERNEMENT
Une question plus déterminante se pose encore : pourquoi les
partis qui constituent la majorité parlementaire ne se retrouvent-ils pas au
sein du gouvernement, où seul le PS est présent ? Le discours dominant
régnant au sein des médias et du monde politique depuis 1975, en tout cas,
caractérisé par l’hostilité à l’égard des partis se situant à la gauche du PS
et surtout à l’égard du PCP, a pu inviter à une certaine prudence tactique lors
de la constitution du gouvernement de gauche en novembre 2015. Plus rien ne
justifie aujourd’hui un gouvernement purement PS : le Portugal n’est pas
sorti de l’UE ni de l’euro, ni même de l’OTAN, n’a pas nationalisé la moindre
entreprise (exception faite de la reprise de 50 % du capital de la compagnie
aérienne TAP qui avait été privatisée par le précédent gouvernement alors qu’il
avait déjà été renversé au parlement !) …et personne ne dévore des petits
enfants au petit déjeuner ! On n’a même pas vu le BE, le PCP et le PEV des
couteaux entre les dents : ils se sont montrés, tout au contraire, des
gens parfaitement fréquentables et urbains !
Le côté plutôt paradoxal de la question est que les trois partis en
question ne se montrent pas particulièrement intéressés par une telle
participation gouvernementale, préférant garder leur indépendance à
l‘Assemblée de la République comme à l’extérieur, en assumant pleinement leur
fonction tribunitienne ! Ce qui ne va peut-être pas sans poser quelques
problèmes au sein de l’opinion publique et des futurs électeurs. En effet,
selon le sondage Aximage de la mi-juin déjà cité, en cas d’élections, le PS
obtiendrait 43,7 % des votes, le PSD 24,6 %, le BE 9,7 %, la CDU (PCP-PVE) 7,8
% et le CDS 4,6 %, sans oublier 7,3 % de votes blancs ou nuls et 2,3 % d’indécis.
De tels résultats reviennent à dire que seul le PS profite nettement
des succès du gouvernement, très largement en détriment du PSD. Autrement
dit : un électorat globalement centriste, bombardé par la propagande du
gouvernement PSD-CDS, du Conseil européen et de la Commission européenne, ainsi
que des médias portugais grands publics, était confronté à la gestion décevante
du PSD-CDS, mais ne faisait pas suffisamment confiance au PS pour voter pour
lui lors des élections d’octobre 2015. Aujourd’hui, au vu de la nouvelle
situation économique et sociale, cet électorat centriste a glissé sans états
d’âme du côté du PS.
Mais de tels résultats montrent aussi clairement que BE et PCP-PEV
marquent le pas, se maintiennent stationnaires en termes de résultats
électoraux annoncés par les sondages mais ne tirent aucun profit de leur appui extérieur
au gouvernement PS. La question qui se pose dès lors est celle de savoir si,
avec des résultats annoncés qui pourraient lui permettre de disposer d’une
majorité absolue à l’Assemblée de la République, le PS va-t-il encore se
tourner du côté de ses actuels alliés. António Costa déclare ici et là que la
majorité de gauche sera maintenue. Le futur le dira…
Ce futur pourrait d’ailleurs déjà donner des premiers signes
importants lors des élections locales prévues pour le dimanche 1er octobre. Des
élections auxquelles PS, BE et CDU se présenteront séparément, quitte à ce que
nouent par la suite des alliances pour constituer des majorités au sein des
communes et des municipalités [9]. On verra alors si la CDU
parvient à maintenir et même à élargir sa traditionnelle implantation locale,
son action à ce niveau-là étant d’ailleurs généralement reconnue même par des
milieux de droite. Mais on verra aussi si le BE parvient enfin à sortir de
l’étroite sphère intellectuelle urbaine et à s’implanter réellement au niveau
local, dans le Portugal rural « de l’intérieur », ce qu’il n’est
toujours pas parvenu à faire jusqu’à présent.
Par ailleurs, la manière dont se dérouleront les campagnes
électorales locales entre concurrents de gauche et les résultats obtenus par
chacune des formations de cette même gauche seront évidemment analysés à la
loupe, car ils pourront laisser présager la suite de la majorité parlementaire,
de sa solidité et de l’envie de pousser plus loin les accords qui lient les
quatre partenaires.
DU TOURISME AU TOURISME
POLITIQUE
Un des facteurs qui expliquent l’évolution économique positive du
Portugal est l’explosion du nombre de touristes venant de l’étranger qui l’ont
choisi pour leurs escapades : + 12,6 % en 2016 par rapport à l’année
précédente et une sobre estimation de + 10,0 % pour 2017 par rapport à l’année
dernière. Il ne semble pourtant pas que le « tourisme politique » ait
suivi une évolution comparable : à part le cas du malheureux Benoît Hamon du
PS français qui est venu chercher l’appui du PS et du BE (ce dernier ayant
estimé, dans une attitude plutôt sectaire, qu’il n’était pas vraiment un des
siens !), la gauche européenne ne semble pas particulièrement intéressée
par le « cas portugais »…
Ce manque d’intérêt peut s’expliquer par le côté singulier de la
cartographie de la gauche portugaise. Avec un parti communiste qui se maintient
au parlement comme quatrième force politique et qui parvient également à
maintenir des positions non négligeables dans l’administration publique locale,
ainsi qu’une position forte dans le monde syndical et des positions enviables
dans des organisations de femmes et de jeunes. Un parti qui, malgré sa
traditionnelle implantation dans les milieux ruraux, âgés et peu instruits, est
parvenu à renouveler et rajeunir fortement ses adhérents, ses cadres et ses
mandataires politiques.
Dans la plupart des pays européens et notamment dans ceux où les
partis communistes avaient des positions électorales et sociales fortes (tels
l’Italie, la France ou l’Espagne), ils ont aujourd’hui disparus ou été réduits
à portion congrue. Alors que, conséquence même de l’inexistence de fait du PS
quand la « Révolution des œillets » a éclaté et de sa dérive rapide
vers des positions centristes, sous la pression des parrains états-uniens et
fédéral-allemands, le PCP s’est retrouvé en train d’occuper une grosse part de
l’espace de gauche, où l’on retrouvait également une multitude de groupuscules
gauchistes sans avenir.
Par ailleurs, pour ce qui est du Bloco de Esquerda, il constitue un
cas somme toute assez original et déjà ancien dans le panorama politique de la
gauche européenne, où l’on ne retrouve pas vraiment d’exemples comparables.
Conjonction de trotskistes, de maoïstes et d’ex-rénovateurs du PCP, le BE —
dont les principaux leaders sont depuis quelques années surtout des femmes —
est avant tout un parti aux origines intellectuelles et urbaines, s’inspirant
d’un marxisme fortement modernisé par des préoccupations sociétales et
écologistes, n’ayant pas des origines aussi plurielles et fragmentées que le
grec Syriza, et ne revendiquant ni les origines spontanéistes ni la démarche
populiste que l’espagnol Podemos assume de par sa généalogie issue des
« indignados ». Même si, dans la « soupe » qui caractérise
bien souvent le Parlement européen, ils en fassent tous les trois partie de la
Gauche unitaire européenne (dans le cas du BE comme « parti
associé ») …tout comme d’ailleurs le PCP !
Autrement dit : la gauche portugaise est somme toute composée
par des formations politiques aux généalogies plutôt classiques, bien que marquées toutes par le sceau de la modernité
sociétale. Ajoutons-y la grande stabilité et continuité du PCP et celle aussi
plus récente, certes, du BE. Des histoires et positionnements politiques qui
les distinguent fortement de beaucoup de leurs congénères européennes. Des
congénères européennes qui, en fin de compte, s’intéressent peu à l’expérience
portugaise, rêveuses qu’elles sont quelquefois de « lendemains qui
chantent » sentant bon des printemps de modernité auquel l’humanité songerait
depuis l’aube des temps !…
TENTATIONS ET RESPONSABILITÉS
HISTORIQUES
L’expérience portugaise réussira-t-elle et, plus simplement,
survivra-t-elle ? Les prochains mois seront probablement décisifs, les
résultats des élections locales d’octobre pourront avoir des retombées importantes
sur les rapports entre partis de gauche. Toutefois, les raisons majeures qui
ont amené les quatre formations à s’entendre restent entières : la virulence
idéologique du gouvernement précédent de la droite PSD-CDS, la violence de ses
procédés, les tentatives répétées de violer la Constitution, la manière dont il
a remis à des intérêts étrangers des entreprises bien souvent très rentables,
l’incompétence dont, tout compte fait, il a fait preuve pendant ses plus de
quatre ans de gestion. Tout un ensemble d’attitudes qui ont fortement marqué et
choqué « le peuple de gauche », qui a vu dans la démarche des
gouvernements de Passos Coelho le désir profond de reconstituer la société de
l’ancien régime salazariste, avec ses forts clivages sociaux, ses prébendes
pour une minorité et ses énormes poches de pauvreté pour beaucoup…
Encore faudra-t-il que les formations de gauche ne perdent pas de
vue ces souvenirs d’un passé récent et les priorités sociales qu’aujourd’hui
les citoyens attendent d’elles. Et encore faudra-t-il que le PS ne se laisse
pas éblouir par les tentations d’une potentielle majorité absolue et oublie
alors ses compagnons de route et ses responsabilités historiques…
Un gigantesque incendie, et soudain…
J.-M. Nobre-Correia
Tout allait bien dans le meilleur des mondes. Pratiquement tous les
indicateurs économiques étaient au vert et les sondages étaient bons pour la
gauche. La droite, elle, râlait de plus en plus, sa stratégie étant de nier les
évidences et ne pas avancer la moindre proposition alternative…
Soudain, le 17 juin, un énorme incendie se déclare dans une région
boisée du centre du pays. Pendant cinq jours, il dévore des villages entiers,
faisant 64 morts et 254 blessés. A-t-il comme origine la foudre, comme prétendent
des spécialistes ? Ou a-t-il été le fruit d’un acte humain, comme
affirment d’autres ?
RENTABILISER POLITIQUEMENT LA
TRAGÉDIE
Le fait est que l’équipement en matière de communications d’urgence
fait défaillance et que protection civile et pompiers ne réagissent pas avec l’efficacité
souhaitable. La droite se jette alors dans une attaque contre le gouvernement,
incapable de protéger les citoyens, de concevoir une politique de la forêt et de
disposer d’équipements à la hauteur des besoins. Sauf que la forêt attend des
solutions depuis des décennies, que le gouvernement PSD-CDS n’a strictement rien
fait en la matière, comme lors de précédentes défaillances des équipements
d’urgence en communications.
Tirer profit de la tragédie : l’attitude de la droite est
plutôt mal vue. Mais elle relance l’offensive quand, curieusement, un
« important » vol de « matériel de guerre » est annoncé le
28 juin. S’y ajoutant d’étranges offensives venant d’Espagne.
Dans le cas de l’incendie, c’est El
Mundo, quotidien madrilène d’une droite activiste, qui publie pendant quelques
jours des textes féroces annonçant la fin du gouvernement d’António Costa,
signés par « Sebastião Pereira ». Mais El Mundo n’a plus de correspondant à Lisbonne et personne dans le
milieu journalistique ne connait ce confrère, aucun détenteur de la carte de
journaliste ne portant ce nom. Et quand la direction d’El Mundo est interrogée à ce sujet, elle répond qu’il s’agit d’un
pseudonyme. Un « pseudonyme » disparu tout de suite des colonnes du
journal…
Quant à l’armement, c’est le quotidien numérique El Español, fondé et dirigé par le
fondateur et premier directeur d’El Mundo
(suite à son licenciement par le propriétaire, l’italien RCS, éditeur du
milanais Corriere de la Sera) qui publie
la liste du matériel volé ! De là à penser que la droite et l’extrême
droite, comme en 1974-76, ont installé leurs bases arrière en territoire
espagnol pour déclencher l’offensive contre un gouvernement et une majorité
parlementaire devenus à leurs yeux intolérable. Hypothèse d’autant plus
plausible qu’en Espagne, à gauche, on rêve de plus en plus de
« l’expérience portugaise », tandis que la droite éprouve des sueurs
froides face à un possible « effet de contagion »…
Une manifestation de protestation de militaires réservistes de
droite est convoquée …et annulée quelques jours plus tard. Ensuite, c’est
l’état-majeur des forces armées qui vient dire que le matériel volé était
vieillot et destiné à la casse, ne valant plus que 34 mille euros ! Tandis
que des officiers hauts gradés, dont certains liés au 25 Avril (Vasco Lourenço,
par exemple) mettent en question la réalité d’un tel vol…
UNE ÉTHIQUE À GÉOMETRIE VARIABLE
Mais alors que la droite demandait avec insistance la démission de
la ministre de l’Administration interne (du fait de l’incendie) et du ministre
de la Défense (à cause du « vol » d’armes), ce sont trois secrétaires
d’État qui ont démissionné le 9 juillet, devançant le Ministère public qui
voudrait les accuser d’avoir accepté des invitations du groupe d’énergie Galp
pour la finale de l’Eurofoot l’année dernière à Paris. Ce qui suscite une polémique
sur l’éthique de la vie politique, mais aussi sur celle du milieu judiciaire
qui « oublie » les invités des partis de droite pour la même échappée
à Paris.
Le 14 juillet, huit nouveaux secrétaires d’État entrent en fonction,
tous les ministres ayant gardé leurs postes. Un nouveau sondage publié le 15
juillet montre que la gauche se renforce, tandis que la droite faiblit :
PS 44,0 %, PSD 22,9 %, BE 10,1 %, CDU 7,8 %, CDS 5,3 %, blancs ou nuls 7,5 % et
indécis 2,4 % [10]. La droite portugaise et ses
amis espagnols ont encore à se faire du mouron…
[1] Ce fut aussi ponctuellement le cas durant la rédaction de ce texte,
lors du gigantesque incendie qui, du 17 au 22 juin, a dévoré des villages de
l’intérieur centre du Portugal. Mais dès le surlendemain, les médias européens
parlaient encore et toujours de l’incendie de la tour de Londres le 14, mais
plus beaucoup de l’incendie au Portugal. Pourtant, celui-ci a fait un nombre de
victimes assez comparable !…
[2] Sondage Aximage paru le 16 juin 2017 dans le quotidien généraliste Correio da Manhã et dans le quotidien
économique Jornal de Negócios, édités
par le même groupe médias.
[3] Ces deux partis sont affiliés au Parti populaire européen (PPE)
« d’inspiration libérale-conservatrice ».
[4] Composée de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne
et du Fonds monétaire international.
[5] Sur les premières semaines de vie de la majorité parlementaire de
gauche, voir :
J.-M. Nobre-Correia, “Des ententes aux
lendemains incertains” in Les Blogs de
Politique, Bruxelles, 28 décembre 2015.
J.-M. Nobre-Correia, “Après quarante
ans, le grand tournant” in Politique,
Bruxelles, n° 93, janvier-février 2016, pp. 12-15.
J.-M Nobre-Correia, “L’avenir ne fait
que commencer” in Politique,
Bruxelles, n° 94, mars-avril 2016, pp. 63-64.
[6] D’aucuns prétendent que le PEV n’est qu’une annexe du PCP, qui aurait
joué un rôle lors de la création du parti écologiste. Mais le fait est que le
PEV prend bien souvent des positions différentes du PCP, aussi bien au parlement
qu’en dehors, notamment en matières sociétales.
[7] Après que
son parti — le Partij van de Arbeid (PvdA), nom du parti social-démocrate aux
Pays-Bas — ait été mis en déroute aux élections législatives néerlandaises,
Jeroen Dijsselbloem, ministre des Finances, a osé déclarer au quotidien
allemand Frankfurter Allgemeine, à
propos de la situation financière des pays de l’Europe du Sud, que « on ne
peut pas dépenser tout l’argent en alcool et en femmes et venir ensuite
demander de l’aide » ! Déclaration prise comme un signe d’arrogance
myope teintée de xénophobie qui a fait scandale chez des Européens du Sud, sans
que cela ait entraîné la démission dudit président de l’Eurogroupe…
[8] Le 30 juin, le Portugal a remboursé 1 milliard d’euros au FMI et le
gouvernement se proposait de rembourser 2,6 milliards de plus avant le mois
d’août, alors que ces payements devraient être faits entre juin et octobre
2019.
[9] Dans la structure administrative portugaise, une municipalité
(« concelho ») réunit plusieurs communes (« freguesias »).
[10] Sondage Aximage paru le 15 juillet 2017 dans le Correio da Manhã et le Jornal
de Negócios.
Texte paru dans la revue Politique, Bruxelles, n° 101, septembre 2017, pp. 106-115.
Texte paru dans la revue Politique, Bruxelles, n° 101, septembre 2017, pp. 106-115.
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